"Paris, 27 août 1913
Mon cher ami,
Je me penche aux balcons de notre appartement ce matin et regarde la ville avec beaucoup d’émerveillement. Le nouveau siècle est à notre portée et il débute avec tant de promesses ! Que de changements, que de transformations, que d’innovations ! Quelles inventions incroyables nous sont offertes pour notre bien-être, notre confort et notre délectation ! Les tramways, les voitures, peu à peu remplacent nos chevaux relégués aux champs, la mécanique s’impose dans la moindre tâche quotidienne. Quelle ingéniosité ! La fée électricité a remplacé nos romantiques et dangereuses bougies et lampes à gaz, mais cette nouvelle lumière est déjà associée à tant de souvenirs et sûrement parmi les plus beaux.
Déjà petite, quand le réseau électrique fut installé dans notre quartier à Nancy et que les fils sillonnaient le ciel, je m’imaginais à les suivre, le nez en l’air, de maison en maison, de route en chemin, de la ville à la campagne, jusqu’à un pays inconnu ! Ah mes rêveries d’enfants !
Adolescente, cette fée magicienne nommée « Électricité » m’a fait valser, au son du nouveau phonographe de maman dans le petit salon familial ! Te rappelles-tu de cette douce soirée d’automne où nous dansions tous les deux ?! Quelle valse ! Tu t’étais pris les pieds dans le tapis, mon cher ami ! La petite sellette n’aurait pas été bien calée, je serais tombée et j’aurais emporté avec moi … les beaux vases de maman à terre ! Elle aurait été si fâchée ! Heureusement plus de peur que de mal !
Et quelques années plus tard, mais si peu, ce soir du nouvel an 1904, nos deux familles se réunissaient pour l’occasion. Le nouveau siècle débutait avec tant de promesses ! L’appartement de la rue Mazagran, était rempli et débordait de nos décorations, sucreries et cadeaux. Les discussions interminables de nos parents ont fini par avoir le meilleur de nous et nous avons sûrement trouvé une belle opportunité de nous sauver de la salle à manger ! Quelle bouffonnerie avions-nous fait encore à ta petite sœur ?... Je ne sais plus, mais nous riions tant et tant que pour nous cacher et étouffer nos éclats de rire et notre sottise, nous nous étions réfugiés dans le cabinet de travail de Papa. Il était presque minuit quand nous poussâmes la porte et le bouton de l’interrupteur vers le haut et… Ah ! Quelle pièce impressionnante ! Foisonnante de boiseries et de beaux vitraux colorés, de mobiliers imposants et confortables, ornés de fougères et de fleurs d’églantine! Tout sentait encore le neuf, le cuir et le vernis ! Le cartonnier était à peine rempli delivres de compte et le sous-main de cuir, encore impeccable, mais c’est le lustre du plafond qui attira toute notre attention. En fer forgé, formé d’une branche de gui, le lustre éclairait la pièce de ses fruits par de multiples ampoules électriques. Quelle inventivité, quelle magie ! La tête en l’air, nous tentions de déchiffrer ce qui était gravé sur son pied et soudain, tu t’es écrié « Au Gui l’An neuf ! Il faut bien s’embrasser, c’est la tradition !». Et depuis ce premier baiser, je n’associe plus cette pièce aux livres de compte de Papa, à l’odeur de cigares, de cuir et de vernis qui me donnaient tant de migraines, mais bien à ce lustre étonnant qui baignait de lumière électrique nos deux corps amoureux.
Tu vois comme l’électricité fait partie de mes plus chers souvenirs ! Nous devrions peut-être, nous aussi, commander un beau lustre à Jacques Gruber, ne crois-tu pas ? J’ai entendu qu’il s’associait désormais souvent à Louis Majorelle pour ces œuvres lumineuses… Nous pourrions leur demander à nouveau de travailler autour du gui, dans un esprit plus moderne ? Reparlons-en à ton retour
Tu me manques tellement. Reviens nous vite,
Renée"
Cette lettre est une oeuvre de pure fiction. Par conséquent toute ressemblance avec des situations réelles ou avec des personnes existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.